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« Médiations » de Susan Meiselas

© “L’Homme au cocktail Molotov” – 16 juillet 1979 . Susan Meiselas

Exposition coproduite par la Fondation Antoni Tàpies et le Jeu de Paume, au Musée du Jeu de Paume – commissaires Carles Guerra et Pia Viewing.

Cette rétrospective des œuvres de Susan Meiselas, la plus complète jamais organisée en Europe, présente à travers cinq salles ses photographies, de la fin des années soixante-dix à aujourd’hui : quatre séries de jeunesse prises dans les années 70 ; Nicaragua-Mediations réalisées entre 1978 et 1982 et El Salvador datant de la même époque ; Kurdistan, prises entre 1991 et 2007 ; A Room of Their Own, un reportage sur la violence domestique, réalisé entre 2015 et 2017.

Née à Baltimore, dans le Maryland, Susan Meiselas vit et travaille à New York. Ses premiers essais photographiques – une série de portraits en noir et blanc réalisée en 1971, 44 Irving Street – créent du lien entre les locataires de la pension où elle habite pendant ses études à l’Université de Harvard. Carnival Strippers porte ensuite sur la vie des strip-teaseuses dans les foires de la Nouvelle-Angleterre, à la campagne, elle les photographie trois étés de suite. En 1974, Porch Portraits travaille sur la frontière entre espace public et espace privé, et montre des habitants de Caroline du Sud devant leur petite maison de bois. Entre 1976 et 1990, elle suit un groupe de jeunes filles d’un quartier de New-York où elle vit encore aujourd’hui – Little Italy – crée des liens, les regarde grandir et changer. Elle présente son travail sous le titre Prince Street Girls. Susan Meiselas intègre l’Agence Magnum en 1976.

C’est à partir de la fin des années soixante-dix qu’elle s’engage sur des sujets politiques et rapporte des images de violence. En Amérique centrale d’abord, à partir de deux pays en guerre, le Nicaragua et El Salvador, au Kurdistan ensuite. En 1978, elle part au Nicaragua de sa propre initiative, et couvre la révolution sandiniste dont l’origine est l’assassinat du directeur du journal La Prensa, principale voix de l’opposition au régime des Somoza. Elle témoigne de la violence, montre les soldats en arme, visages cachés, abrités derrière des sacs de riz ou de farine ou encore fouillant les passagers d’un autobus dont on ne voit que les ombres. Son image de Pablo Jesús Aráuz, L‘Homme au cocktail Molotov, prise le 16 juillet 1979 peu avant la victoire sandiniste, devient un emblème de cette révolution. Elle retourne plusieurs fois au Nicaragua sur le site de ses premières images et enregistre des témoignages. Pictures from a Revolution, sorti en 1991, est son troisième film sur cette révolution populaire. En 2004 elle présente son œuvre sur place pour laisser traces et marquer la mémoire collective. L’installation s’intitule Reframing History.

La série El Salvador réalisée entre 1978 et 1983 montre la violence de la guerre civile qui débute en 1979, la tension permanente entre civils et militaires et l’anéantissement de la population par les escadrons de la mort. Elle intervient comme conseillère artistique en 1983 pour mettre sur le devant de la scène le travail de photographes régionaux avec The Work of Thirty Photographers, Writers and Readers, auquel elle intègre ses propres images. Plus tard, en 1991 elle fait de même au Chili mettant en relief l’œuvre de photographes ayant vécu sous le régime de Pinochet, sous le titre Chile from Within.

Du Kurdistan où elle travaille de 1991 à 2007 elle témoigne, par des photos des vidéos, des interviews. Au départ elle se rend au nord de l’Irak pour témoigner du génocide lancé par Saddam Hussein. Elle donne la parole à la diaspora kurde et publie en 1997 Kurdistan : In the Shadow of History : « Les victimes, cependant, appartiennent à une société que seules peuvent décrire les images, qui, depuis des siècles, disent l’aspiration du peuple kurde à avoir une patrie. En même temps, akaKurdistan met en ligne des archives de la mémoire collective kurde sous forme de carte et d’images réalisées par la diaspora kurde, comme un work in progress.

Susan Meiselas s’inscrit dans une vraie réflexion sur le sens de la captation, le rôle des médias et le statut de l’image. Sa démarche n’est pas celle d’une photojournaliste au sens classique du terme, son regard est plutôt celui d’une ethno-sociologue : « Je ne suis pas photographe de guerre au sens où je ne vais pas exprès dans les zones de conflit. Ce qui m’intéresse ce n’est pas la surface des choses, mais ce qui fait qu’elles se produisent » dit-elle. A la fin des années soixante-dix elle fait la une du New York Times Magazine ce qui contribue à la faire reconnaitre dans le monde, notamment pour ses reportages sur la problématique des droits de l’homme.

A partir de 1992 Susan Meiselas travaille sur la violence domestique, sollicitée pour une campagne de sensibilisation sur le sujet, à San Francisco et présente des photographies et collages sous forme d’affiches dans l’espace public, sous le titre Archives of Abuse. De 2015 à 2017 elle entame un nouveau travail sur le sujet dans une région post-industrielle du Royaume-Uni, dans un foyer pour femmes, et invite les artistes locaux à y participer. Cinq récits en vidéo intitulés A Room of Their Own, comprenant des photographies, des collages, des dessins et des témoignages, s’inspire de son engagement auprès de Multistory, une association de défense du droit des femmes. « Chaque chambre, chaque vie est unique, dans cette série. Chaque espace photographié est à la fois une archive et une sorte de miroir. La femme n’apparaît pas, et pourtant elle est présente… Ces photographies peuvent faire office de souvenir d’un paysage singulier à un moment précis d’une histoire » dit-elle.

Dans son approche artistique, Susan Meiselas établit des passerelles entre elle et son sujet et lie la dimension individuelle au contexte géopolitique, l’intime et le mode participatif. « C’est une chose importante pour moi – en fait, un élément essentiel de mon travail – que de faire en sorte de respecter l’individualité des personnes que je photographie, dont l’existence est toujours liée à un moment et à un lieu très précis. » Elle décloisonne les disciplines et élabore des installations multimédia à partir de ses photographies, d’images d’archives, de films et de vidéos, de croquis et d’interviews, donnant la parole à ceux qu’elle rencontre dans le cadre de son travail. Tout au long de son parcours, l’artiste questionne l’acte photographique et le rôle de l’image dans la société contemporaine.

Médiations, qui donne aujourd’hui son nom à l’exposition, parlait déjà en 1982 de la circulation et du sens des images. L’admirable rétrospective du Jeu de paume invite le visiteur à s’interroger à son tour sur le statut de l’image en fonction de l’état du monde et des variations philosophiques, sociales et politiques des lieux d’où elles sont rapportés.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2018

Jusqu’au 20 mai 2018 – Musée du Jeu de Paume – 1, Place de la Concorde – www.jeudepaume.org En tournée : SFMOMA, San Francisco 21 juillet – 21 octobre 2018. Coédition du catalogue : Jeu de Paume/Damiani/Fundació Antoni Tàpies Versions française, anglaise, espagnole
(184 pages, 30 €)

La Vie Folle

Ed van der Elsken, Vali Myers (Ann) danse à la Scala Paris 1950 © Ed van der Elsken

Exposition de l’oeuvre de Ed van der Elsken – Musée du Jeu de Paume – Commissaire de l’exposition Hripsimé Visser.

C’est la première rétrospective en France de l’œuvre de Ed van der Elsken, photographe, auteur et documentariste néerlandais (1925-1990). L’artiste est « enfant de son époque : sombre dans les années 1950, rebelle dans les années 1960, non conformiste dans les années 1970 et philosophe dans les années 1980 » note le dossier de presse. Il sillonne le monde et, pendant une quarantaine d’années, capte sur le vif l’énergie, diurne et nocturne de villes comme Tokyo, Paris et Amsterdam. Foisonnante, son œuvre s’exprime à travers divers supports et mêle plusieurs formes d’expression que l’exposition restitue avec simplicité et dans une belle dynamique : plus de cent cinquante tirages originaux, des planches-contacts, des tirages en couleur et deux diaporamas – Eye Love You et Tokyo Symphony – des extraits de films et de textes parfois acidulés et toujours personnels, des montages, maquettes de livres et publications.

Ed van der Elsken joue avec les limites et, dans les années 1950, traque les atmosphères, l’intime et les scènes de la vie quotidienne. Dans son quartier de Nieuwmarkt, à Amsterdam, il capte des personnages atypiques, excentriques et marginaux, – d’une jeune élégante à la coiffure en choucroute à la tenancière d’un bar, des travestis aux passionnés de jazz… – C’est au cours de ces années qu’il découvre le jazz au Concertgebouw d’Amsterdam et en tombe amoureux, lors d’un concert où il découvre Chet Baker. Il fait de nombreuses photographies lors de concerts – avec Miles Davis, Lionel Hampton, Ella Fitzgerald etc. – qu’il publie dans Jazz, en 1959, livre dont il fait lui-même la maquette en donnant aux images des rythmes syncopés à la manière d’improvisations musicales.

Au cours de ces mêmes années, Ed van ver Elsken photographie le Paris de l’après guerre, ses quartiers intellos et artistes, s’intéresse au langage du corps, parcourt pendant quatre ans les rues et témoigne avec humanité. Il évoque la jeunesse, les addictions, la vie qu’on mord à pleines dents. Il travaille l’autoportrait, séduit son sujet et se met en scène de manière provocatrice – avec notamment l’artiste australienne Vali Myers, une proche de Cocteau et de Genet -. Son premier livre, Love on the Left Bank/Une histoire d’amour à Saint-Germain des Prés, sorte de roman photo publié en 1956, en témoigne et entraîne dès le départ, sa notoriété. C’est l’un des points majeurs de l’exposition.

La même année, Ed van ver Elsken fait un séjour en République Centrafricaine – alors Oubangi-Chari – un an avant l’Indépendance du pays. Il l’observe comme un ethnologue et photographie la vie quotidienne dans des villages reculés, loin de toute référence au monde moderne. Les enfants dessinent pour lui les rituels auxquels il ne peut être admis, il intègre leurs dessins dans l’ouvrage qu’il publie, Bagara/Buffle. Pour lui, l’animal résume le pays : « il symbolise à la fois l’aspect sauvage, la ruse et la force vitale de l’Afrique. » A partir de 1959, il entreprend un tour de monde avec sa femme, Gerda van der Veen, qui le mène jusqu’en Afrique du Sud, voyage dans plusieurs pays d’Asie, passe trois mois au Japon et termine son périple au Mexique et aux Etats-Unis. Il en rapporte un important matériel photographique et des reportages, trouve un éditeur sept ans plus tard seulement. Intitulé Sweet Life/La Douceur de vivre, l’ouvrage sort en 1966.

Ed Van Der Elsken nourrit une véritable fascination pour le Japon où il se rend plus d’une quinzaine de fois. L’exposition s’en fait aussi l’écho avec entre autre des photographies de lutteurs sumo, de mouvements de foule dans les trains, de folie de la consommation. Là encore l’urbain est sa principale inspiration mais il garde aussi un regard sur le rural. Il publiera un important ouvrage en 1988, intitulé The Discovery of Japan/La Découverte du Japon.

A côté de son travail de photographe, le cinéma tient une place essentielle dans son parcours. Souvent autobiographique, il interroge le bonheur et se situe dans la lignée du cinéma vérité, entre le documentaire et le cinéma expérimental. L’art du montage, qu’il pratique, est son alphabet. Dans l’un des premiers films qu’il réalise, en 1963, Bienvenue dans la vie, mon petit chéri, il fait un portrait de son quartier et de sa vie familiale. Dans son dernier, Bye, réalisé en 1990 et qui a valeur d’adieu, il fait un reportage sur le cancer qui le ronge où il est l’objet autant que le caméraman.

Ed van der Elsken est une figure singulière de la photographie – il passe du Rolleiflex de ses débuts au Leica qui lui permet d’approcher au plus près de ses sujets – ainsi que du cinéma documentaire néerlandais, au XXe siècle. La poésie et l’acuité de son regard sur les marginaux avec lesquels il est en empathie et sur la rue qu’il met en scène, et la recherche esthétique sur laquelle il s’interroge en permanence, font de lui un précurseur dans la photographie documentaire humaniste, en Europe. La vitalité de sa pensée et de ses images – photographiées, filmées ou dessinées – qu’il présente lui-même sous forme d’installations très personnelles, le place au cœur de la modernité.

 Brigitte Rémer, le 10 juillet 2017

Jusqu’au 24 septembre 2017 – Musée du Jeu de Paume, 1 Place de la Concorde. 75008. Paris. Métro Concorde – www.jeudepaume.org – L’exposition a été présentée au Stedeljik Museum d’Amsterdam. Elle fait partie de Oh ! Pays-Bas, saison culturelle néerlandaise en France 2017-2018. Elle sera présentée du 23 janvier au 20 mai 2018 à la Fundación Mapfre de Madrid.

 

Instruments

“Dénouement” – © Ismaïl Bahri

Exposition du plasticien Ismaïl Bahri, produite par le Musée du Jeu de Paume – Commissaires d’exposition Marta Gili et Marie Bertran.

Ismaïl Bahri travaille dans la fluidité des géographies – entre Paris et Tunis – comme dans celle des techniques qu’il interroge – vidéo, dessin, photographie, installation -. Son œuvre est multiforme et prête à la méditation et à la réflexion, hors des cadres et hors du temps.

L’exposition que présente le Musée du Jeu de Paume, Instruments, montre ses travaux majeurs, complétés de deux œuvres réalisées et produites pour l’occasion, une belle reconnaissance pour ce jeune et talentueux artiste reconnu dans le milieu de l’art contemporain depuis une dizaine d’années. Ismaïl Bahri part de micro événements et du quotidien et élabore ses énigmes. Il définit ses règles et met en relation deux éléments qui interagissent et se contaminent, qui se répondent et se transforment, ses territoires restent secrets. Il parle de l’intime, de l’intérieur, de ce qui est caché et ouvre parfois sur la lumière, jusqu’à l’éblouissement. Il sculpte la luminosité qui envahit l’espace. Celle ou celui qui regarde se laisse porter par la lenteur et la répétition des gestes, par un univers qui joue entre illusion et effets d’optique. Il se glisse dans un système où se perdent les références, entre l’image fixe et d’imperceptibles déplacements. Dans le chemin initiatique de l’exposition, les vidéos – d’une durée allant de une à trente minutes – se répondent, se synchronisent ou se décalent, sur petit et grand écran, sur murs d’images. L’univers subtil du vidéaste retient le regard.

Dans Ligne (2011/1’) on suit une goutte d’eau glissant imperceptiblement le long d’un bras, lenteur rythmée par les pulsations cardiaques du pouls où elle finit sa course avant de repartir en boucle. Film (2012) fait dériver silencieusement sur trois écrans des fragments choisis et découpés dans les journaux, séquences de la presse arabe et de l’actualité qui s’enroulent et se déroulent sur un tapis d’encre noire. Jeu sur la lenteur, le flou et le net, l’endroit et l’envers, l’image fixe et le mouvement, jeu de reflets et flashs d’informations qui apparaissent et disparaissent. Avec Dénouement (2011/8’) sur un grand écran blanc, un homme apparaît, venant du fond et rembobine une corde, sorte de ligne de partage qui se dessine au centre de l’écran. Pas de visage, une marche dans la neige, des mains, compulsives. L’homme vient de loin, à certains moments la corde se relâche. Il avance lentement et rembobine, inlassablement et jusqu’à se perdre dans le gros plan de l’entremêlement de ses fils et jusqu’au nœud final. Revers (2017) montre des mains qui froissent et défroissent un papier en un mouvement répété, la feuille d’un magazine où s’efface progressivement le portrait d’une belle blonde dont l’encre déteint sur les mains, discours sur la publicité ? Avec Source (2016/8’) Une feuille blanche géométriquement trouée au centre d’où sort de la fumée : là encore le jeu des mains, sur un papier qui jaunit et se consume.

Deux œuvres ont été produites spécialement pour l’exposition du Jeu de Paume : Sondes (2017/16’) qui montre une main se remplissant imperceptiblement d’un sable cristallin qui s’écoule au ralenti ; Esquisse, pour E. Dekyndt (2017/5’) – réalisé en collaboration avec Youssef Chebbi – montre un plan séquence dans le désert et un drapeau flottant au vent, doté d’une propriété particulière celle de capter le paysage et d’en indiquer les dégradés atmosphériques.

Le parcours se termine dans un grand espace et sur grand écran où la lumière vacille du blanc à l’ocre, sans images. C’est Foyer (32’) qui évoque autant le lieu où l’on se réunit et la maison que le foyer virtuel où convergent les rayons. Ici, l’écran se vide. Ismaïl Bahri explique la recherche qu’il a entreprise dans les rues de Tunis en plaçant un papier blanc devant la caméra pour capter les tonalités et lumières, à travers ce filtre improvisé. Très vite sa démarche s’est trouvée modifiée par les passants qui, dans la rue, le questionnaient. Il a gardé en prise directe ces échanges et les bruits de la ville, et il a inscrit sur l’écran des bribes de conversations . « Tu vis où ? Tu fais quoi ? Tu fais de la télévision ? – Non, je suis artiste. – Tu habites ici ? – Non je viens me baigner. – Elle coûte combien ta caméra ?… C’est pour Face Book ? Les Français sont champions en blanchitude, nous, on est brûlés, on est chômeurs, aucun de nous n’est utile… Tu parais touristique, t’as une mentalité d’étranger… » Il n’y a pas d’images. « Le film est apparu un peu à la façon dont une lumière vient impressionner une pellicule qui s’y expose : il s’est progressivement affecté de ce qui lui arrive, du milieu dans lequel il a été tourné » explique Ismaïl Bahri.

Contemplation et réitération accompagnent la lenteur et la répétition d’une œuvre narrative infiniment poétique. Ismaïl Bahri pose un regard fin sur la complexité de ce qui l’entoure et conduit vers une pensée philosophique et métaphysique où l’expérience joue avec le temps, et les émotions avec les idées. « C’est le vent qui décide de ce que l’on voit » dit-il.

Brigitte Rémer, le 4 août 2017

Jusqu’au 24 septembre 2017 – Musée du Jeu de Paume, 1 Place de la Concorde. 75008. Paris. Métro Concorde – www.jeudepaume.org